Par Christian Valeix
Amoureux des rythmes afro-cubains, du jazz et des mélodies brésiliennes, cette formation instrumentale réunit trois talentueux musiciens de la scène bordelaise et s’inspire de grands musiciens latino-américains : Tito Puente, Paquito D’Rivera, Jacob do Bandolim, Hermeto Pascoal, Paulo Moura ou encore Astor Piazzola.
Après une tournée remarquable en Espagne pendant l’été 2019, Aliaga Trio a intégré à son répertoire de la musique d’Andalousie, notamment des compositions du grand guitariste flamenco, Paco de Lucía.
En 2021, Alfonso Lozano (Espagne-saxophones) Agnès Jacquier (France-piano, claviers) et José Vicente Da Silva (Portugal-percussions en tout genre) ont obtenu la collaboration inestimable de Thierry Lujan, brillant spécialiste du jazz et des musiques brésiliennes qui se consacre depuis trois ans à l’harmonica chromatique et à la composition.
De cette communion est né un répertoire riche et audacieux dont la première balise est cet album intitulé Rhumbango, enregistré par Guillaume Thévenin au Studio Cryogène Prod, masterisé par Alexis Bardinet au Globe Studio Mastering et à paraître sous le label BeDooWap de Patrick Brugalières qui a assuré la direction artistique de l’enregistrement.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Alfonso Lozano– Pour José et moi, c’est une histoire d’amitié de plus de vingt ans. Lui arrivait D’Alcobaça au Portugal et moi de Valence en Espagne. C’était en 1997 au Conservatoire de Bordeaux. Avec Agnès, Il y a eu un concours de circonstances : En Mai 2019, notre première pianiste a quitté Aliaga alors que nous préparions une tournée en Espagne. Agnès a accepté de la remplacer, ce qui exigeait d’elle d’assimiler en un mois et demi tout notre répertoire. Alors que nous étions prêts à annuler la tournée, il lui a suffi de 10 jours pour nous rassurer. Nous sommes ensemble depuis lors.
José Vicente da Silva– Au départ, Je suis batteur de jazz. Pour le répertoire d’Aliaga, Alfonso m’a demandé d’élargir la palette et de jouer des congas, des bongos et du pandeiro. L’idée m’a tout de suite séduit et je me suis pris au jeu.
Agnès Jacquier– En effet, José et Alfonso m’ont en effet sollicité pour pouvoir honorer une série de concerts programmés en Espagne. Leur projet tourné vers des musiques d’Amérique latine m’a plu et nous nous sommes tout de suite très bien entendus.
Comment vous est venue l’idée de créer un groupe comme Aliaga, avec une telle orientation musicale ?
AL– De 2012 à 2016, j’ai beaucoup tourné avec le guitariste argentin Miguel Garau qui m’a ouvert aux esthétiques musicales d’Amérique du Sud. Marier un son de saxophone et un son de guitare acoustique est loin d’être chose aisée. J’ai eu énormément de plaisir à jouer avec Miguel. Ses ennuis de santé nous ont contraints à mettre notre collaboration en standby, ce qui m’a amené à créer des moyens me permettant de m’exprimer plus naturellement au saxophone, tout en restant dans le même type de répertoire.
Pourquoi avoir appelé ce trio “Aliaga” ?
AL– Un ami d’enfance, Josep Aliaga, est décédé soudainement en 2012 au Liban. Sa disparition reste une blessure ouverte et j’ai voulu lui rendre une sorte d’hommage. J’ai accompagné son frère et sa sœur à Beyrouth et nous avons ramené son corps en Espagne. Dans son ordinateur, nous n’avons trouvé que deux musiques : un nocturne de Chopin et « Entre Dos Aguas ». C’est pourquoi ce morceau de Paco de Lucía figure dans notre enregistrement au milieu d’un répertoire latino-américain.
Comment s’est constitué le répertoire ?
JVS– La pièce fondatrice a été « Tema con Variaciones » composée par Andrés Alén. Nous l’appelons entre nous « Postal de la Habana » car c’est un vrai descriptif sonore des rythmes et des mélodies cubaines.
AL– Elle nous a été confiée par mon ami, le saxophoniste cubain Luis Felipe Fernandez Alfonso. Ensuite, nous avons découvert « Sonata Latino » de Mike Mower. Initialement pour flûte traversière, chacun de ses mouvements juxtapose des styles différents.
AJ– Puis nous avons continué de chercher, d’arranger, de rêver… Les arrangements de la plupart des morceaux sont collectifs.
Après ce baptême du feu en Espagne est arrivé le projet de l’enregistrement… Pourquoi un album ?
JVS– Le répertoire était prêt depuis l’Espagne. L’épidémie de COVID nous a empêchés de le produire en concert autant de fois que souhaitable pour en parfaire le rodage. Trouvant cela trop dommage, nous avons décidé de fabriquer une trace, témoignage de ce « répertoire de naissance ».
AJ– C’était surtout Alfonso qui avait ce désir. Le confinement est venu à point nommé pour concrétiser cette volonté. Les dates de concert perdues nous ont permis de nous consacrer entièrement à cette initiative.
AL– La préparation de l’enregistrement a créé une intensité particulière et nous en sommes sortis avec une homogénéité accrue. L’identité du groupe a grandi à cette occasion. L’existence d’un CD sera un plus pour notre communication et pour la promotion d’Aliaga en même temps qu’il sera le témoin de la qualité musicale à laquelle nous étions arrivés.
Pourquoi avoir eu recours au talent de Thierry Lujan ?
AL– Habitué à voyager avec plusieurs saxophones, j’ai eu envie de ne plus jouer qu’avec un seul saxophone (25 ans après !). Mais Agnès et José trouvaient qu’il manquait alors de la couleur, de la « biodiversité ». Nous avons d’abord envisagé de nous adjoindre un accordéon mais sa sonorité et ses capacités harmoniques auraient fait doublon avec le piano. Restait sa version purement mélodique, l’harmonica. Et, pour moi, penser harmonica c’était penser à Thierry Lujan. Bien sûr, il est surtout connu en tant que guitariste de jazz mais, lors de nos rencontres informelles, j’avais eu l’occasion de vibrer en entendant la délicatesse de son jeu.
TL– Je connais bien Alfonso parce que, pendant des années, j’ai joué en tant que guitariste avec sa compagne, la chanteuse d’origine chilienne Carolina Carmona. Au printemps 2020, ils sont venus dîner à la maison et, après avoir entendu mon jeu à l’harmonica, Alfonso m’a proposé l’aventure d’un mariage entre un certain son de saxophone et un certain son d’harmonica.
JVS– Sa présence a permis aussi d’élargir la palette des couleurs instrumentales et de procéder à un rééquilibrage des volumes sonores.
AJ- Thierry Lujan a parfaitement répondu à nos attentes. Le mariage entre le saxophone et l’harmonica s’est avéré une grande réussite.
Thierry, Pourquoi l’harmonica ?
Thierry Lujan– Pourquoi l’harmonica alors que j’ai quelques 40 ans de guitare derrière moi et autant de basse électrique ? Parce qu’il y a 3 ans, j’ai eu à faire face à des problèmes d’arthrose affectant les index de mes deux mains. J’ai alors ressorti l’harmonica, un instrument déjà rencontré quand j’avais quelques vingt ans, avec le projet cette fois d’être au top pour mes 60 ans. Il me reste un peu de temps… (rires). J’ai un langage jazz constitué et je n’ai plus qu’à transférer cet acquis sur l’harmonica. De plus, pendant des années, j’ai accompagné à la guitare un grand harmoniciste français, Laurent Maur, à une époque où les harmonicistes n’étaient pas légion, en dehors de Toot Thielemans et Olivier Ker Ourio.
Pour l’enregistrement, vous avez utilisé plusieurs instruments ?
TL– J’ai utilisé 2 harmonicas Suzuki dont l’un est plus percutant que l’autre. C’est avec celui-là que j’ai joué la composition flamenco de Paco de Lucía « Entre Dos Aguas ». Cette « pêche » convient aussi au blues. Pour traduire la différence entre ces 2 harmonicas, je dirais que l’un est à la trompette ce que l’autre est au bugle.
Comment vous articulez-vous avec le saxophone d’Alfonso Lozano ?
TL– Je dirais que nous avançons l’un vers l’autre depuis des rives différentes. Alfonso est un virtuose du saxophone. Il a été élevé dans cette ambiance de difficultés techniques systématiquement surmontées. Si j’ai encore d’énormes progrès à faire en matière de lecture de partitions, Alfonso a devant lui le monde de l’improvisation. Ensemble, nous avons poli nos sons respectifs pour atteindre une certaine harmonie.
Y a-t-il eu la même recherche pour le son de saxophone ?
AL– Oui. Je me suis éloigné de l’esthétique du saxophone classique depuis un bon moment déjà. Cette quête d’un son personnel et spécifique m’a conduit à travailler sur les becs et les anches. Pour cette aventure avec l’harmonica, j’ai finalement porté mon choix sur le bec métal Lebayle 7 et sur les anches D’Addario Select Jazz (2 Hard y/o 3 soft). Après avoir été initié par Thierry, nous avons cherché ensemble le bon équilibre entre le saxophone alto et l’harmonica, au point que Thierry en commande un nouveau, spécialement pour cette occasion.
TL– Il faut dire qu’il n’y a pas de luthier dédié à Bordeaux. Un peu avant le temps des enregistrements, j’ai rencontré un problème technique sur l’harmonica que je comptais utiliser. Il n’y avait pas d’autre solution que d’en commander un autre par correspondance chez un spécialiste à Paris. L’enregistrement de l’album Rhumbango a été son baptême.
Vous avez enregistré au studio Cryogène-Prod : comment s’est fait le choix du studio ?
AL– J’ai contacté Guillaume Thévenin, ingénieur du son, car nous avions des très bon retours sur ses compétences et sur la qualité du Studio Cryogène-Prod dont il est aussi le gérant. Nous n’écartions pas d’autres solutions comme d’aller enregistrer aux studios Ferber à Paris ou à l’Alhambra à Rochefort. Nous sommes venus pour voir les lieux et discuter du projet, puis nous avons vite senti que Guillaume allait être l’homme de la situation.
Guillaume Thévenin– J’ai expliqué comment se passerait l’enregistrement, chacun étant dans une pièce avec vue sur les autres musiciens. Enfin, Agnès Jacquier est passée essayer le Steinway demi-queue dont nous avons équipé le studio. Je les remercie pour la confiance qu’ils m’ont faite autant en tant qu’ingénieur du son qu’en tant que mixeur.
Comment avez-vous arbitré entre l’harmonica et le saxophone ?
GT– Avec chacun des deux, j’ai travaillé sur les retours casques, sur le placement des micros, sur le type de microphones. J’ai mis 2 micros pour le saxophone -un micro à ruban pour la chaleur et un Neumann 87 pour l’ambiance de la pièce et l’air. Alors que le saxophone est à 40 cm du micro, celui de l’harmonica n’est qu’à un centimètre de l’instrument, comme collé. Mon travail d’ingénieur du son lors du mix a été de décoller l’harmonica pour qu’on retrouve tout le monde sur le même plan sonore. De plus l’harmonica a des aigus beaucoup plus perçants que ceux du saxophone. Il a fallu arbitrer entre toutes ces différences et les harmoniser avec la présence du piano. Il fallait aussi préparer le mixage dont le but était de créer l’illusion qu’ils jouaient tous dans la même pièce. Enfin, nous avons dû choisir parmi les diverses prises… Un vrai travail d’équipe.
Pour vous, les musiciens, comment s’est passé l’enregistrement ? Quel souvenir en gardez vous ?
AL– Nous voulions travailler avec quelqu’un ayant une sensibilité réelle pour les musiques du monde, ce qui était le cas de Guillaume. Comme il est également musicien, il est très attentif aux artistes. Il a été très à l’écoute, très réactif et surtout très patient avec nous.
JVS– N’oublions pas de mentionner Patrick Brugalières. Son soutien nous a été précieux. Accordéoniste, arrangeur et compositeur, Patrick a fréquenté des artistes renommés de la chanson française. Son rôle a été de veiller à la musicalité des enregistrements. Nous allons poursuivre ce partenariat puisque l’album sortira sous son label BeDooWap.
AJ– Patrick Brugalières et Guillaume Thévenin ont fait preuve d’une excellente complicité. Ils ont su nous accompagner avec talent et je garde un excellent souvenir de cette expérience.
TL– Si la rencontre avec le trio Aliaga a été une réaction exceptionnelle à la période de confinement sanitaire que nous avons tous vécu, j’ai également mis à profit ce temps pour travailler le piano et composer un ensemble de thèmes que je vais à l’avenir proposer au Trio Aliaga. Cet album pourrait n’être que le premier d’une série… Il est le fruit d’une rencontre adorable et le début collaboration prometteuse.